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Inventer la justice

Le siège de la Cour de Cassation à Port-au-Prince

Il y a quelques années, lors d’un tournage dans le quartier de Martissant, j’ai rencontré un homme en conflit avec un de ses voisins pour une histoire de véhicule mal garé. L’affaire avait dégénéré et ils en étaient venus pratiquement aux mains. L’home avait été battu et dans sa frustration, il recherchait le chef du gang de la zone pour lui demander d’arbitrer la dispute. En l’absence d’une police efficace, d’une justice adéquate, le chef de gang se retrouvait de facto l’unique autorité crédible pour garantir un semblant d’ordre. Aussi paradoxal que cela puisse être.

À peu près à la même époque, j’ai été attaqué lorsqu’accompagné d’un ami je revenais de la banque. Arme au poing, 2 motards nous ont dépouillé de la somme que je venais de retirer. Par conscience, j’ai fait ma plainte au commissariat avec tous les détails. Aucun suivi ne fut jamais donné à cette affaire puisque l’autre principal témoin (l’ami qui m’accompagnait) n’a jamais été contacté. Une enquête qui se poursuit encore.

Dans un autre registre, plusieurs individus sont montés sur un terrain, héritage familial. Après plusieurs mois de procédures, plusieurs constats légaux, plusieurs allées et venues de greffiers, juges et avocats, il a fallu grassement payer les spoliateurs, les juges, les greffiers, la police, les avocats pour enfin trouver un solution durable au problème. Quand le système se transforme en véritable gang pour doublement punir la victime.

Dernier exemple pour finir. Lors de la sortie de mon premier film, une chaine de télévision des Cayes l’a diffusé illégalement la veille de sa grande première dans la ville. J’ai donc saisi la justice. J’ai passé un an de ma vie à me rendre chaque semaine dans le Sud pour assister à un simulacre de procès. Il y avait flagrance, il était donc difficile de me donner tort. Mais le propriétaire de la chaine était bien souché au régime Lavalas de l’époque. Impossible donc de le condamner. Après plusieurs mois de pénibles simagrées, l’affaire fut renvoyée à la prochaine session ou elle fut bien évidemment enterrée.

Il sera difficile de parler de développement, d’investissement, de progrès si on n’invente pas dans ce pays une justice digne de ce nom. Je dis bien inventer parce que pour moi elle n’existe tout simplement pas. Trop souvent, elle se transforme en association de malfaiteurs pour tirer profit des victimes. Un gang composé de magistrats, avocats, policiers… Les exceptions sont trop rares pour vraiment faire la différence. La notion d’équité pourtant essentielle n’existe tout simplement pas. L’argent est le seul maître.

Les plus gros perdants sont d’abord ceux qui n’ont pas les moyens: les petits délinquants, les pauvres gens victimes de méprises ou tout simplement ramassés au hasard lors de descentes de police. Ils peuvent croupir des années dans des prisons abjectes sans que nul ne se soucie de leur sort. Alors qu’au même moment des trafiquants notoires, des tueurs à gages bien parrainés, des fonctionnaires corrompus passent facilement à travers les mailles du filet si seulement ils sont inquiétés. Et on ose s’alarmer ensuite d’une criminalité qui ne baisse pas.

Comment voulez-vous investir dans un pays ou la propriété n’est pas garantie, où vous n’êtes jamais certain d’avoir raison face à celui qui veut vous escroquer, où toute une vie de travail et d’économies peut être détruite par un délinquant aux bonnes accointances politiques ? Quel exemple pour la jeunesse ou les moins nantis quand la richesse et le pouvoir sont garants d’impunité ?

Il nous faut sortir de la caricature. Il ne peut y avoir de progrès sans une justice saine, efficace, équitable, compétente et vraiment indépendante. Il faut plus qu’une simple réforme. Une véritable re-fondation s’impose. il y a peu à tirer de cette structure gangrénée et corrompue jusqu’à la moelle. Aucune société ne peut prospérer sans un système de sanctions juste, applicable à tous de la même manière et empreint d’une certaine sagesse. Il reste du chemin à parcourir et il manque encore cette indispensable volonté politique. Mais cela n’a rien d’étonnant quand dans ce monde pourri chacun a des squelettes dans ses placards.

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