Il y a quelques jours, comme il m’arrive souvent, j’ai passé la soirée à discuter autour d’un verre avec des amis Dominicains. A un moment donné l’un d’eux (un jeune) se mit à raconter les péripéties sentimentales d’un ami commun avec ses multiples fiancées. Très critique quand au choix de cet ami en matière de femmes, il se laissa aller jusqu’à affirmer qu’il les choisissait toutes “laides comme des Haïtiennes”.
Cette sortie un peu surprenante me fit sursauter et je le taclai pour le rappeler à l’ordre. Confus, il s’excusa platement. Mais l’incident me porta à réfléchir. Comment ce jeune homme qui par ailleurs n’avait jamais manifesté de comportement raciste par rapport aux Haïtiens avait-il pu laisser échapper pareil propos ? Le problème est complexe et n’est pas aussi noir et blanc qu’on le perçoit de loin. La vérité est que depuis l’enfance le Dominicain moyen est formaté pour avoir une perception stéréotypée de l’Haïtien. Un peu comme l’Haïtien, dans une bien moindre mesure, a tendance à associer le Dominicain à tout ce qui est prostitution ou vol.
D’une manière générale, les discours totalitaires se construisent en opposition à un ennemi réel ou imaginaire. Cet ennemi peut être interne mais idéalement il est externe et permet de justifier la domination d’un dictateur ou d’une oligarchie forte. Jusqu’à Trujillo et même Balaguer, l’histoire de la République Dominicaine est une suite quasi continue de dictatures qui pour asseoir leur autorité, se sont presque toujours appuyées sur un faux nationalisme dont l’ennemi ancestral serait l’Haïtien. Leur justification est historique puisque l’indépendance dominicaine en 1844 a marqué la fin de la domination haïtienne sur l’île entière. Évidemment, ils ont toujours occulté le fait que cette occupation visait un territoire espagnol et qu’elle n’avait pour but principal que de garantir la survie de la jeune nation noire face aux puissances coloniales européennes.
Les oligarchies ont donc construit une idée de la nation dominicaine en opposition avec tout ce qui est supposément haïtien. Ils ont accentué leur catholicisme et leur attachement à la mère-patrie (l’Espagne) tout en soulignant notre africanisme avec ses éléments créoles (la langue qu’ils appellent patois) et vaudous (qu’ils assimilent à une espèce de magie noire). Pire, ils ont fait de la couleur de la peau un élément déterminant de leur hiérarchie sociale. La couleur noire étant associée à l’Haïtien, plus vous êtes clair de peau et plus vous êtes susceptible de valorisation. Les critères mêmes de la beauté sont déterminés par ce facteur.
Pour être honnête il faut dire aussi que les 200 ans d’évolution à reculons d’Haiti n’ont pas contribué à arranger les choses. Toujours pour assoir leur domination, les élites dominicaines n’ont jamais cessé de brandir l’épouvantail de l’haïtianisation de leur territoire. D’à côté, Haiti est perçu comme un non-état sauvage et anarchique, déboisé, dépourvu de tout embryon de modernité. Combien de fois me suis-je fait demander si chez nous il y avait l’électricité, le téléphone, des routes asphaltées, des plantes vertes ? Comment répondre pour changer cette perception quand au même moment votre gouvernement est incapable de délivrer des documents d’état-civil de base à ses propres ressortissants ?
L’autre facteur aggravant est le type de diaspora haïtienne que nous avons en République Dominicaine. Pour résumer, dans sa majorité il s’agit d’une diaspora très pauvre et peu éduquée constituée en grande partie de paysans de notre arrière pays qui ont traversé la frontière à la recherche de meilleures conditions de vie. Cette traversée a pu être volontaire ou plus ou moins forcée comme dans les trafics de braceros que nous avons connus dans le temps. Ce sont des compatriotes qui découvrent pour la première fois une grande ville, l’électricité, l’eau courante… le déodorant. Le mépris de nos propres élites par rapport à ces gens “en-dehors” est le premier responsable de cette situation. Ces pauvres bougres s’entassent dans les quartiers insalubres, occupent parfois anarchiquement les trottoirs de Santo-Domingo ou de Santiago et constituent un pourcentage significatif des mendiants que l’on croise ça et là. Tout cela contribue à renforcer cette image de l’Haïtien sale et mal éduqué. Le Dominicain veut oublier que c’est ce même archétype d’Haïtien qui a donné de sa sueur et de son sang dans les fincas ou sur les grands chantiers de construction pour bâtir la modernité dominicaine.
Le tableau semble désespéré mais tout n’est pas perdu. Il faut de part et d’autre sortir de ces modes de pensée archaïque. Aux Dominicains de comprendre que cette illusoire fusion présentée comme une éternelle épée de Damocles n’est qu’un simple instrument de manipulation aux mains des couches dirigeantes. A nous autres Haïtiens de vendre une autre image de nous même, non pas par des actions superficielles mais en faisant une autocritique et en entamant des changements réels. Nous avons par exemple une riche culture totalement ignorée des Dominicains. Nos consulats ne sont là que pour servir de dépotoirs aux familles d’officiels à caser au frais de la princesse. Aucune section culturelle digne de ce nom pour vendre notre peinture, notre artisanat, notre folklore, nos danses, notre gastronomie… Pour contrecarrer cette image presque simiesque de l’Haïtien entretenue depuis des générations.
Les deux pays de l’île se retrouvent bon gré, mal gré en situation d’interdépendance de plus en plus forte. Le renforcement de la haine d’un côté comme de l’autre n’apportera aucun bénéfice. Il y a plus à gagner dans des relations respectueuses, équilibrées, dynamiques, tout en respectant l’identité de chaque peuple. Des ponts virtuels sont à construire pour une meilleure connaissance de l’autre.
Pour en savoir plus:
Vous pouvez visionner ce documentaire qui raconte la vie d’un jeune étudiant haïtien en République Dominicaine (Disponible sur Amazon Prime: https://www.amazon.com/dp/B01N63HHLY/ ).
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