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Cette prostitution qui ne dit pas son nom

On associe souvent la prostitution aux trottoirs, à la lueur glauque des lampadaires, aux ombres furtives,  à l’étroitesse des ruelles sordides, aux bars miteux, aux chambres anonymes et crades… Mais en ces temps de marasme économique, de crises sans fin et de faux remèdes, il est des prostitutions plus subtiles. Elles nous côtoient, nous pendent au nez, se parent même parfois du couvercle de la fausse vertu.

Elodie a seize ans et beaucoup d’ambition. Elle est née et a grandi à Saint-Martin, quartier précaire de Port-au-Prince. Elle ne connait pas son père.  Sa mère tire d’un commerce de chiffons de quoi nourrir ses trois enfants. Tant bien que mal. Entre  crises politiques et récession économique, Elodie a trouvé les moyens d’aller à l’école. Laborieusement. Elle est maintenant en classe de seconde. Elle rêve de devenir diplomate. Ce n’est pas évident dans un pays où l’université d’Etat ne peut recevoir qu’une infime fraction des bacheliers finissants et où l’université privée n’est pas à la portée des petites bourses. Et puis il faut déjà arriver à boucler les études secondaires. La mère d’Elodie fait ce qu’elle peut mais elle s’essouffle. Les prix grimpent: la bouffe, les habits, l’écolage… Elodie est l’aînée mais il faut bien aussi s’occuper des garçons. De temps en temps, ce sont les menaces de renvoi à l’école pour retard de paiement. Ou alors ce sont les journées de classe passées à jeun, faute d’argent pour le déjà trop petit goûter. Et puis Elodie voudrait se faire aussi belle que certaines de ses camarades. Elle est déjà coquette pour son âge. Mais c’est un plaisir qui peut couter cher. Elle en a marre des tenues achetées au bord de la route, triées dans les balles de vêtements usagés qui jonchent certains trottoirs. Il lui arrive aussi de rêver des belles boutiques de Pétion-Ville où elle n’oserait mettre les pieds, ne serait-ce qu’à cause des prix exorbitants affichés en dollars.

Elodie a rencontré Antoine à l’église où elle se rend chaque dimanche. C’est un monsieur correct, bien vu par la communauté. Il a toute la confiance du pasteur et il est membre actif de toutes les activités de la congrégation. Il est généreux aussi. Sa confortable situation de haut cadre bancaire le lui permet aisément. Ce serait le mari idéal s’il n’était pas déjà marié. Marié et père de grands enfants et et en attente d’être grand-père. Car Antoine, du haut de sa soixantaine, n’est plus de toute première jeunesse. Mais qu’importe ! Il a le gout des jeunes filles en fleur et, Viagra aidant, peut encore se vanter dans l’intimité de quelques amis discrets, de quelques prouesses dont on ne le devinerait pas capable.

Antoine et Elodie sortent depuis quelques mois déjà. Sortir est un grand mot. On dira plutôt qu’ils se rencontrent dans la froideur des chambres banalisées des hôtels de passe ou alors dans la sombre quiétude de restaurants triés sur le volet, pour parer à toute indiscrétion. Pour Antoine, même si parfois il voudrait se convaincre du contraire, Elodie n’est qu’une proie parmi d’autres. Il sait bien qu’à ce jeu l’offre dépasse très largement la demande et que cela durera le temps d’une saison, l’espace d’un cillement. Il ne fume pas, boit peu. Ces jeunes filles sont la seule drogue qu’il se permette et qu’il consomme goulument, sans culpabilité. Car il est généreux et il se berce de cette illusion malsaine de faire oeuvre qui vaille, de contribuer à l’ascension d’une étoile.

Pour Elodie, Antoine c’est un peu le salut, la bouffée d’air qui peut peut-être l’aider à sortir de la crasse. Avec lui, ses horizons s’élargissent. Elle peut enfin rêver grand. Déjà elle n’a plus certains petits soucis. L’école, les vêtements, la subsistance quotidienne. Elle peut même se permettre un certain luxe: un vrai téléphone enfin. Pour communiquer avec Antoine bien sûr mais aussi pour se faire de nouveaux amis du même genre car on ne sait jamais. Les garçons de son âge ? Ça peut être utile pour s’amuser un peu mais sans plus. La plupart d’entre eux d’ailleurs se cherchent aussi un petit débouché. Elodie a même osé dépanner sa mère l’autre jour quand elle n’arrivait pas à payer le loyer. Maman a accepté l’argent avec un regard bizarre mais sans dire un mot.

Je ne jouerai pas au moraliste. Il ne m’appartient pas de juger. Elodie m’en voudrait de lui briser ses quelques rêves dans un pays qui ne lui en offre aucun. Je pourrais aussi m’acharner sur Antoine mais que serait Elodie sans Antoine ? Je jugerai plutôt ce système hypocrite du faire-semblant qui ne fait rien pour résoudre les problèmes à leur base. Qui se contente de couches de peintures ici et là, qui s’agite pour des niaiseries mais qui ne fait rien, rien du tout pour cette jeunesse qui comme les fleurs, ne demande qu’à éclore.

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