Dans les pays développés, la classe moyenne constitue la charpente de la structure sociale. C’est elle qui fournit à la fois les travailleurs et les consommateurs, ces deux poumons de l’économie. Si elle ne détient généralement pas l’essentiel de la richesse (encore une des tares du capitalisme), elle a son mot à dire dans l’arène politique puisqu’elle a le poids du nombre. Le paradoxe est qu’il n’y a pas de développement sans classe moyenne comme il n’y a pas de classe moyenne sans développement.
En Haïti, il est fort difficile de parler de classe moyenne. Nous vivons dans une société presqu’entièrement bipolarisée avec une petite minorité fortunée d’un côté, et de l’autre, l’immense masse des laissés-pour-compte. Au milieu presque rien, sinon une fine couche de personnes en transition ou qui se croient comme telles, vers une extrême ou vers l’autre.
Chez nous, le pauvre ne rêve pas de classe moyenne. Il ne connaît pas ce concept. Il n’en a jamais vraiment vu le modèle. Pour lui, l’alternative à la pauvreté c’est d’être gran nèg. Il ne peut y avoir de demi-mesure. Tous les raccourcis sont permis : la drogue, la politique, la prostitution, la corruption en général. Une fois arrivé député ou sénateur, dealer, grand boss ou bandit légal, il se comporte en parvenu puisqu’il lui manque ce raffinement et cette éducation qui devraient être l’apanage de toute richesse.
Le riche lui vit perpétuellement dans la crainte de la pauvreté. Lui non plus ne conçoit pas la classe moyenne. Il la sait trop fragile pour pouvoir exister. Nul autre que le riche n’a plus conscience de la fragilité de ce pays. Il sait plus que tout le monde que tout peut s’envoler en un rien, au souffle d’une catastrophe naturelle, à celui d’une commotion politique ou à l’usure plus insidieuse d’une société viscéralement corrompue. Aussi il préfère le plus souvent ne pas prendre de gros risques. La boutique reste préférable à l’industrie, on favorise les gains honteux sur la force de travail exploitée dans la sous-traitance aux incertitudes d’une agro-industrie nationale. Le tourisme est plus chic que le recyclage des ordures, la banque fait des prêts aux riches avec l’avoir des pauvres. Finalement, tout ce que l’on gagne, on l’envoie ailleurs en prévision d’un exil qui ne manque jamais d’arriver.
Il y a pourtant un petit groupe qui se revendique d’une certaine classe moyenne. En réalité ce ne sont que des pauvres qui se bercent d’illusions. La première maladie grave les confronte aux misères du système de santé défaillant, la première pénurie d’essence les plonge dans les profondeurs d’un blackout sans merci. Ils ne peuvent pas aussi facilement prendre l’avion à chaque éruption politique pour aller sur les plages de Miami ou à l’ombre de la tour Eiffel attendre que l’orage se tasse. Ils ont beau être zuzu, se gargariser de Français marron ou d’Anglais défaillant, ils finissent toujours par se faire surprendre par la dure réalité d’un réel qui ne fait pas dans la demi-mesure. Ils ont beau fuir, renier de poussées réactionnaires cette pauvreté dont ils ne veulent pas, qu’ils traitent de laide, bête et sauvage, elle les rattrape toujours, les éclabousse et leur rappelle que les vrais riches ce sont ceux qui ont les moyens de vraiment se mettre hors de portée.
Il faudra pourtant construire une réelle classe moyenne. Ce pays n’existera pas tant qu’elle ne sera pas. Elle se bâtira à partir d’une solide éducation, d’un sens de la patrie et de l’intérêt commun, de l’amour du travail honnête et bénéfique à la communauté. Il faudra que la richesse cesse d’être cette fausse vertu, que l’étranger ne soit plus un mirage, que la fierté d’avoir construit une nation digne de son Histoire l’emporte sur tout le reste.
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