Souvent on a tendance à résumer les problèmes d’Haiti à un affrontement entre deux classes. D’un côté le peuple (associé aux tourments, à la misère), de l’autre les nantis (perçus généralement comme des exploiteurs sans pitié et sans coeur). C’est là une vision quelque peu schématique et qui ne tient pas compte d’une catégorie assez particulière: cette frange de la classe moyenne qui se met au service de l’élite et qui assure les basses oeuvres, souvent en y consacrant plus de ferveur que n’en auraient fait les commanditaires. Je les appellerai les zélés pour cette ardeur qu’ils mettent parfois à défendre ou à promouvoir l’indéfendable.
On les retrouve partout, jusque dans les plus hautes sphères. D’ailleurs la vraie élite économique s’implique rarement de manière directe dans les affaires dites politiques. Depuis plus de deux siècles, elle s’est spécialisée dans la culture de doublure qui la met à l’abri des éventuels revers de fortune, laissant la part du risque à ces marionettes plus que consentantes. Combien de vrais “bourgeois” sont journalistes, directeurs d’opinion, députés, sénateurs, magistrats, maires ? Combien de bourgeois ont brigué et accédé à la Présidence ? Les quelques rares exceptions sont là comme pour confirmer la règle. Il est plus commode d’asservir les hommes de paille.
Mais quelle est donc la motivation de ces zélés ? On retrouve là ce que j’ose appeler le réflexe du commandeur. Du temps de la colonie, le commandeur était, on se le rappelle, l’interface entre le colon et les nègres de plantation. Il s’illustrait souvent par sa grande cruauté, généralement chargé des sévices et punitions. Il espérait ainsi conquérir un jour sa propre liberté et devenir aussi (pourquoi pas ?) propriétaire de terres et d’esclaves. L’idéal du commandeur, au final, c’est son maître et il est prêt pour l’atteindre à toutes les indignités, toutes les compromissions.
L’esclavage a été aboli mais notre société en a hérité un certain nombre de réflexes qui pourraient (peut-être) expliquer notre aliénation. Il y a cette classe moyenne en pleine ascension sociale qui se dépêche d’oublier très vite (voire de renier) ses origines paysannes ou prolétaires. Il y a cet empressement à vouloir s’identifier aux élites en se “frottant” à elles, même servilement. Il y a des exemple flagrants. François Duvalier (comme d’ailleurs Aristide) était issu de la classe moyenne. Petit médecin de campagne, on aurait du mal à l’imaginer se transformant en bourreau de la classe même qui l’a vu naître. Qu’ils aient été civils ou militaires, nos chefs d’État n’ont jamais (comme cela s’est fait ailleurs) remis sincèrement en question le système établi. Jamais au-delà des mots et autres forfaitures.
Le résultat. Eh bien on le constate dans toute son indigence. Une société ne peut avancer que si un certain équilibre est préservé entre ses composantes. Chaque groupe social devrait pouvoir mettre son poids dans la balance et contribuer aux décisions. La présence des zélés fausse toute l’équation. Ils trahissent ceux-là même qu’ils sont censés représenter. Pour une voiture, une belle maison, un emploi, pour rien même parfois, ou pour si peu. Des invitations à dîner, ou à une soirée, quelques photos en bonne compagnie…
Les zélés ne sont ni les plus brillants, ni les plus intelligents. Ce sont simplement les plus audacieux, ou les plus malhonnêtes. Dans ce terreau de grande compétition qu’est la pauvreté extrême (menace constante chez nous), tous les coups sont permis pour en sortir. Et ils finissent par s’imposer partout. Ce sont les plus gros responsables de notre terrible déchéance. Pas les bourgeois, ni le peuple. Ils n’ont d’autre conscience que leur propre aboutissement. Quel que soit le prix, quelle que soit l’indignité, tout est à vendre, à négocier ou à “dealer”. Ils n’ont pas peur de se salir les mains et le reste. “Dans nos rangs, point de traîtres”, dit la chanson. Cela fait plus de deux siècles que la trahison des zélés nous dirige vers le chemin des abîmes.
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