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L’être et le paraître

Johnny vient d’avoir vingt ans. Il a raté son Bac pour la deuxième fois consécutive et passe son temps à se prélasser dans le petit appartement loué par sa mère. Il ne lit pas, n’étudie pas, ne travaille pas et partage sa vie entre les télénovelas insipides et son précieux smartphone. En fait, depuis plusieurs mois, Johnny n’existe que pour ses comptes virtuels.

Johnny n’a pas eu une enfance ordinaire. Sa mère l’a eu très jeune, à un âge où les jeunes filles quittent le secondaire pour se choisir une carrière (Enfin, dans un pays et dans des conditions normales). Dès l’annonce de la grossesse, le géniteur prit la poudre d’escampette. Après avoir hésité et après s’être confiée à sa propre mère, elle se décida à garder le bébé. Johnny naquit donc mais se retrouva très vite sous la garde presqu’exclusive de sa grand-mère. La jeune maman se lassa très vite de ce mioche imprévisible et bruyant qui n’avait rien des poupées de plastique rose qui jusque là constituaient sa seule progéniture.

Johnny fut relativement gâté par la vieille dame qui ne lui refusa rien. Il eut droit aux plus beaux jouets, fut vêtu des meilleurs habits et put fréquenter les écoles cotées. Non pas que la famille fut très riche car tout cela se fit au prix de grands sacrifices. Il grandit donc sans trop d’histoire et plutôt loin de sa mère qui s’était entretemps placée avec un autre homme.

Le petit monde de Johnny s’écroula quand, sans préavis aucun, grand-maman fut retrouvée morte dans son sommeil. Le chagrin du jeune garçon qui venait de fêter ses 17 ans fut immense. Il dut quitter la sécurité tranquille de la maison qui l’avait vu naitre pour aller vivre avec sa mère. La transition fut brutale et ne se fit pas sans heurts. Il en voulait à maman et cette dernière avait du mal à comprendre ce grand adolescent qui venait lui troubler sa vie. Johnny gouta à l’alcool et à la drogue, se désintéressa des études et finalement rata les épreuves du baccalauréat.

Depuis plusieurs mois, Johnny a trouvé refuge sur Instagram et Facebook. À partir de ses anciens camarades de classes et en élargissant le cercle de plus en plus, il s’est constitué quelques centaines d’amis virtuels qui constituent l’essentiel de son monde. Il se nourrit presque littéralement des “j’aime” et commentaires et une journée sans internet est pour lui l’équivalent d’une journée de déprime.

Pour alimenter tout cela, Johnny met en scène sa propre vie ou plutôt s’invente une image qu’il prend plaisir à projeter. Il poste plusieurs photos par jour, dans des positions et tenues différentes. Il soigne son look et si grand-mère n’est plus là pour fournir les parures, il reste les vêtements et chaussures d’occasion dont il est très friand. Les menues imperfections des polos, chemises et pantalons d’occasion sont vites brossées par les filtres valorisants des applications pour smartphone dont il connait tous les secrets. Et à défaut de vêtements, il n’hésite pas à mettre en valeur les contours de son torse travaillé pour la circonstance.

Johnny sort quelquefois mais ce n’est pas tant pour le plaisir de sortir ou de s’amuser que pour celui de se faire photographier dans des lieux susceptibles d’augmenter sa popularité sur les réseaux sociaux. C’est Johnny au restaurant, Johnny près de la piscine, Johnny dans le lobby d’un grand hôtel, Johnny accoudé à un bar, Johnny avec une bière, Johnny appuyé sur une Mercédès… D’ailleurs il a très peu de temps pour socialiser, occupé qu’il est à trouver les meilleurs angles, à essayer les nouvelles postures.

A force de se photographier, Johnny a fini par tomber amoureux de lui-même et n’est donc plus intéressé à de vraies relations amicales ou autres. D’ailleurs où trouverait-il le temps ? Qui donc se plairait aussi en la compagnie d’un jeune homme toujours perdu dans la contemplation de son image sur un écran ? Les seules relations qu’il entretient sont aussi virtuelles. Elles se limitent à des illusions soigneusement entretenues au bout de “chats” avec des admirateurs ou admiratrices le plus souvent à l’autre bout du monde. Il arrive tout de même à les convaincre quelquefois de la nécessité de lui envoyer un peu d’argent au prix du vague espoir de se rencontrer un jour. Car l’entretien d’une image ça coute cher et il faut bien chaque année acquérir le plus récent smartphone.

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