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Partir ? Rester ?

La sortie d'un lycée

Samuel vient d’avoir 22 ans. Son BAC en poche, depuis trois longues années il essaie de donner un sens à sa vie. Il a tenté l’université publique mais il n’a pas pu réussir le concours aux deux facultés où il s’était inscrit. Non pas que Samuel soit sot ou bête mais il est difficile de se retrouver parmi les quelques centaines d’admis là où il y a plusieurs milliers de postulants. D’autant que Samuel n’a pas eu le privilège de fréquenter les quelques bonnes écoles privées ni même un lycée. Il a passé toutes ses années du secondaire a bourlinguer d’une école “borlette” à une autre, en fonction des hauts et bas financiers de sa très chère maman s’éreintant sur sa machine à coudre pour élever seule trois enfants.

Dans cet univers de précarité, l’université privée était bien au-dessus de ses moyens et il a préféré ne jamais y penser. Il a décoché tant bien que mal un certificat de technicien en informatique et s’est mis résolument à la recherche d’un emploi. Les portes se sont fermées une à une ou plutôt devrais-je dire qu’elles ne se sont jamais ouvertes. Il y a cette fameuse exigence de l’expérience préalable, comme si on ne devait pas commencer quelque part. Et puis la recommandation d’un parrain ou d’une marraine a toujours plus de poids que le meilleur des CV. Et Samuel n’a pas cette chance d’être connecté au beau monde, c’est un enfant du ghetto.

Puis les élections sont venues. Samuel a succombé à l’appel de l’engagement politique, aux beaux discours pour une Haiti meilleure et prospère, porteuse de changements et de travail pour tous. Il a soutenu avec foi son candidat, sourd à la résonance creuse des promesses, aveuglé par une propagande grossière, formatée pour retardés et analphabètes. On lui aurait vendu n’importe quoi pourvu que ce soit enrobé d’un peu d’espoir. Son candidat gagna mais très vite l’espoir s’en fut en débandade. Derrière les mots il n’y avait aucune vision, aucun vrai projet et surtout, aucun moyen pour rien mettre en oeuvre. Rien qu’une mascarade du faire comme si.

Samuel se rendit compte très vite que tout cela n’aboutirait à rien, que le temps passerait, emportant ses belles années de jeunesse et aussi ses rêves. Il n’y avait même pas l’alternative d’une révolution car s’il y avait bien les hommes, manquaient les idées et a-t-on jamais fait une révolution sans idées ? Et la pression du ventre… Sa mère chaque jour plus vieille, ses deux jeunes soeurs grandissant sans horizon avec comme toute promesse d’avenir la prostitution, masquée ou formelle. Et puis le blackout, l’insécurité multiforme, la laideur des rues et des âmes, la marijuana comme tout loisir…

Sa seule chance d’arriver quelque part était d’emprunter d’improbables raccourcis, les chemins tortueux de la drogue, du vol ou de la délinquance. Dans ce pays où tout sourit aux audacieux malhonnêtes, il faut avoir le toupet de la fraude et l’indécence de la corruption pour arriver au sommet. Mais Samuel n’avait pas le coeur à ça. Il lui restait encore de cette dignité devenue plus rare que l’or, de cette fierté plus précieuse que le plus pur des diamants. Mais un ami lui dit un jour, que pour les gens comme lui, la seule option réaliste c’était de crever. Il pensa au suicide, envisagea la folie, mais craqua devant le sourire encore innocent de ses soeurs et l’inquiétude désespérée dans le regard de sa mère. Il comprit alors que tout, absolument tout, reposait sur ses frêles épaules. Sans lui, elles n’avaient ni présent, ni avenir.

Samuel se rendit dans les hauteurs de Liancourt. Il trouva vite acheteur pour la petite parcelle de terrain laissée par son grand-père et qui périclitait depuis des lustres, depuis que l’eau avait cessé de couler dans le canal. Avec la modeste somme ainsi récoltée, il se paya quelques vêtements neufs, une machine moins ancienne pour maman et trois mois d’écolage pour ses soeurs.

Je viens de croiser Samuel sur un vol à destination du Chili. Il y a dans son regard cette lueur qui se fait de plus en plus rare sur les trottoirs de Port-au-Prince, le bord de mer du Cap-Haitien ou la Place du Marché de Jacmel. Cette petite lueur billante qui s’appelle l’Espoir.

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