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“Kèm pa sote”: la genèse d’un clip historique

Eddy François (Daniel Beaubrun en arrière-plan)

En février 1988, Leslie Manigat accède au pouvoir après des élections contestées et largement boudées par la classe politique. Les cicatrices du massacre du 29 novembre 1987 sont encore béantes et bien peu apprécient ce que le professeur a pudiquement appelé sa “percée louverturienne”. À l’époque, mon collègue Jean-Pierre Brax et moi-même sommes employés de Mancuso Productions, la plus importante boite de production du moment, qui produit des émissions-phare comme “Ritounel” ou la dernière saison des “Aventures de Languichatte”. Nous avons également travaillé pendant la dernière campagne électorale sur la communication de leaders politiques tels que Gérard Gourgue, Marc Bazin et Leslie Manigat.

Après l’installation du président, il nous est demandé à Jean-Pierre et à moi, sans nous employer, d’apporter un appui technique à la direction commerciale de la TNH (Télévision Nationale d’Haiti). La demande émane de Jean Roussan Camille, jeune directeur de la station, réputé proche des militaires et ami d’enfance de Jean-Pierre Brax. Nous avions déjà dans nos bagages l’idée de monter notre propre structure (Alternative Vidéo) et nous acceptons donc l’offre. Il s’agit dans un premier temps de produire des spots publicitaires mais très vite, nous avons l’idée d’une émission culturelle hebdomadaire. La direction accueille le projet avec enthousiasme et “Fashion” s’installe bientôt en “prime time” le samedi soir avec une reprise le mercredi avant le télé journal.

C’est l’une des premières émissions du genre. Elle couvre toute l’actualité culturelle de la semaine avec en prime, des portraits et des découvertes. Les artistes de tous genres et tendances se bousculent. On y retrouve les arts plastiques (Luce Turnier, Bernard Séjourné, André Pierre…), la littérature (Castera, Corvington, Dorsinville…), l’artisanat et jusqu’à la mode. La musique occupe bien évidemment une place de choix.

C’est la grande époque de la percée du konpa dit “nouvelle génération” avec l’émergence de groupes tels que Zin, Zenglen, Skandal, Papash, Sakaj, Zig-Zag… Quelques années auparavant, une obscure formation, Boukman Eksperyans, a gagné le concours de musique American Airlines. Nous nous rendons compte très vite que derrière ce groupe se cache toute une tendance qui a du mal à percer. Dans un pays qui a toujours hypocritement ostracisé le vodoun, leur musique est perçue comme étant “primitive et barbare” même par d’éminents collègues musiciens. Elle est jusque là complètement boycottée par les grandes radios de l’époque, d’autant plus qu’elle est porteuse de messages contestataires.

Entretemps, après un très court règne, Manigat a été éjecté du pouvoir qui a été repris de main ferme par les généraux. Avec le recul, je me rends compte aujourd’hui de l’immense courage qu’il nous a fallu pour imposer, sur les ondes mêmes de la station d’État, en plein régime militaire, des groupes comme Boukman, Koudjay, Foula, Samba Yo, RAM… Je dois rendre ici un hommage posthume à Jean Camille qui, malgré des attaches profondes avec le régime, a laissé primer sa grande culture et a su fermer les yeux.

Jean-Pierre Brax et Richard Sénécal à l’époque de Fashion

C’est dans ce contexte que nous arrivons à l’année 1990. Il s’agit d’une année électorale, celle qui va porter Jean Bertrand Aristide au pouvoir. Le temps est lourd de menaces et de revendications. Boukman enregistre une méringue carnavalesque qui charrie en moins de dix minutes l’atmosphère du moment.“Kèm pa sote” est le prélude à un changement que l’on espère. Après quelques hésitations, nous décidons de leur offrir une place de choix dans l’émission. Depuis le début, nous jouons la politique du fait accompli. Nos émissions ne seront jamais visionnées par la direction de programmation de la TNH qui les découvre, comme le public, quand elles sont diffusées.

Pour les sujets “musique”, il a été assez vite évident que, ne faisant pas de la radio, nous ne pouvions pas nous contenter d’une simple entrevue. Pour les prestations “live” nous diffusons des extraits mais dans ce cas particulier, il nous faut trouver une autre solution. À l’époque, le concept du vidéoclip de carnaval n’existe pas encore. Après réflexion, nous décidons de tourner le groupe en playback “comme si c’était une bande de raras”. Le lieu choisi est la cour de l’Hôtel Oloffson récemment repris par Richard Morse. C’est légitime. L’endroit a été pratiquement le seul (avec le Magritte à Pétion-Ville) à proposer un podium à ces groupes très vite qualifiés de “racines”. Nous avons là la plus exceptionnelle des cuvées des différentes versions de Boukman Eksperyans: Eddy François en lead, les frères Théodore et Daniel Beaubrun, Manzè et toute la ligne des percussions originales.

En une petite heure, le tournage est bouclé. La chanson tourne déjà sur les ondes et l’espace est très vite envahi par un public chauffé à blanc. Nos moyens techniques sont très limités: tournage en Super-VHS et montage sur un simple banc U-Matic. Quoiqu’il en soit, l’émission connaît un succès phénoménal, si phénoménal qu’il nous est demandé d’en extirper la partie clip et d’en permettre une large diffusion pour satisfaire l’appétit du public. C’est ainsi que ce qui n’était au départ qu’un montage pour illustrer l’entrevue avec ces nouveaux talents se transforme de facto en premier clip carnavalesque de l’histoire de l’audiovisuel haïtien. Ainsi débute une mode et une formule (pas toujours heureuse) qui se poursuit à nos jours.

Boukman connaîtra par la suite l’immense succès que l’on sait, entraînant avec lui toute la mouvance des groupes “racines”. Quant à Fashion, l’émission continuera son chemin jusqu’un peu après le coup d’état de 1991 quand elle devra s’arrêter, cédant au climat de terreur et de répression qui a suivi.

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