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La “malérocratie” ou la dictature des pauvres

Les trottoirs de Port-au-Prince sont souvent squattés par des vendeurs de toutes sortes.

Port-au-Prince est une ville chaotique, spécialement aux heures de pointe. La circulation est un enfer. Aucune règle n’est respectée. Les trottoirs et mêmes les rues sont rétrécis par toutes sortes d’achalandages. Les tap-taps et les moto-taxis ne connaissent aucun code de la route. Les constructions se font de manière anarchique sur des sites inappropriés. Toute tentative de ramener un peu d’ordre dans ce capharnaüm se heurte à la revendication du statut de “malere” qui à lui seul semble justifier toutes les dérives. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Jusqu’en 1986 il y avait un semblant d’ordre. L’Etat répressif des Duvalier était certainement corrompu mais il était fort. Il s’appuyait entre autres sur un appareil de la terreur comprenant des dizaines de milliers de “tontons macoutes” qui ne tolérait aucune dérive autres que celles du régime lui-même. Le départ de “Baby Doc” allait changer la donne. Avec cette révolte populaire, la population reprenait possession de la rue et des espaces en général. Le concept de démocratie, sans cesse matraqué, allait être partiellement ou mal assimilé. On surdimensionait la question des droits en occultant presque totalement celle des devoirs. D’où cette inexorable dérive vers l’anarchie qui ne pouvait que faire l’affaire des populistes de tous poils. Le petit peuple découvrant ses droits devenait intouchable. Kiyès ki te ka oze anpeche malere viv ?

Mais ce bordel, est-ce vraiment vivre ? Construire dans des zones insalubres ou à flanc de montagne, en ne respectant aucune des règles du génie ou de l’urbanisme, investir les trottoirs avec ses marchandises, à la merci du premier camion qui passe, s’entasser comme des sardines dans des bennes déjà remplies, chevaucher à trois sur une moto, sans casque, ni immatriculation, ni permis… Est-ce vivre tout cela ? N’est pas plutôt flirter avec la mort ?

Quoiqu’il en soit, tous ceux qui ont voulu s’opposer à l’anarchie en ont fait les frais. On se rappelle les diverses tentatives de démolition des bidonvilles du Morne l’Hôpital ou les relocalisations de marchés à Pétion-Ville, pour ne citer que cela. C’est comme la mauvaise herbe; elle repousse sans cesse au nom sacré de la “malérocratie”.

Il faut dire que nous les bien-pensants, nous n’avons pas non plus la conscience tranquille. Nous avons comme un vague sentiment de culpabilité. Que serait la “malérocratie” sans les malheureux, sans tous ces malheureux ? Qu’avons-nous fait ou que n’avons-nous pas fait pour qu’il y en ait autant ?  En vérité, dans la reproduction du schéma d’exploitation colonial, ceux qui auraient dû être l’élite n’ont que sommairement repris les attributs du colon. Pendant deux siècles, ils se sont engraissés au détriment des “malere”, leur refusant au passage la richesse, l’éducation, la liberté et le respect.

Maintenant que faire ? Il ne faut pas seulement recourir à l’artifice des solutions temporaires. les envoyer à Canaan ou les reloger dans des espaces de marché mal gérés pendant que de nouveaux arrivants, d’autres “malere”, ré-occupent le béton, pérennisant le chaos. Il faut les éduquer, leur apprendre que la démocratie pour fonctionner tient aussi compte des devoirs et que d’ailleurs sans les devoirs on ne peut pas parler de démocratie. Mais pouvons-nous parler de devoirs quand nous-mêmes nous ne respectons pas les nôtres, quand nous trichons tout le temps, quand nous ne payons pas nos impôts, quand nous corrompons nos dirigeants, quand nous ne nous faisons pas le devoir d’investir ou de réinvestir dans notre pays ?

La “malérocratie” semble avoir de beaux jours devant elle. Comme toute maladie chronique qui n’est pas soignée, il faut craindre le pire. Nous avons beau lui coller tous les vilains noms (rat do kale, kokorat…) mais elle est notre oeuvre, notre création, sans doute à notre image. Déjà elle nous pète au visage à chaque manifestation de rues, à chacune de nos fausses révolutions. Et nous semblons oublier qu’elle partage ce seul point commun avec la vraie démocratie: la victoire toujours appartient au plus grand nombre.

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