Dans la débâcle généralisée que connait notre pays, il est devenu de bon ton de faire porter la responsabilité du désastre à une certaine élite intellectuelle qui aurait, dit-on, conduit le navire au naufrage. Ce fut le slogan utilisé pendant sa campagne par l’ancien président Martelly face à sa rivale Mirlande Manigat. Il n’aurait pu faire autrement car son maigre pedigree académique ne faisait nullement le poids face au curriculum brillant de la professeure. Mais qu’en est-il de l’argument lui-même ?
D’abord il nous faut définir ce qu’est un intellectuel. Une rapide recherche nous apprend que l’intellectuel est une personne qui se consacre à l’étude, la réflexion, la pensée, aux activités de l’esprit en général. C’est assez rarement un homme (ou une femme) d’action directe. Il peut influencer, et de fait influence sa société, par la vision qu’il projette sur son environnement, sur le présent, le passé et le futur. Nous avons eu des Louis Joseph Janvier, Anténor Firmin, Price Mars et même plus récemment un Leslie Manigat, pour ne citer que ceux-là. Mais jamais nous n’en avons eu de la dimension d’un Marx ou d’un Lénine, dont les idéaux de la pensée se soient concrétisés, même de manière approximative.
J’ai dit plus tôt que les intellectuels étaient rarement des gens d’action. J’ai aussi dit que la pensée intellectuelle a eu très peu d’influence sur le politique haïtien. A moins de considérer les délires sanglants de François Duvalier et ses abracadabrantes justifications pour de l’intellectualisme. Pas plus d’ailleurs que les “tim-tim, bwa chèch” d’Aristide ou les “naje pou sòti” de René Préval. Il ne s’agit là que de formules imagées aussi vides que les slogans creux de l’ère Martelly. Non, mille fois non, jamais dans son histoire contemporaine Haiti n’a été dirigée sur une période significative par un vrai intellectuel. Nos régimes populistes sont dépourvus de tout fondement idéologique. Ils s’appuient sur des slogans plus que sur des idées. Nos présidents ont rarement la capacité de structurer un discours qui sorte des formules superficielles.
Mais alors pourquoi cet acharnement ? Il s’agit d’abord, comme toujours, de trouver des boucs émissaires. Se sachant médiocre et irrécupérable, on flétrit le savoir. Ne pouvant élever le niveau, on rabaisse tout ce qui s’élève. Réflexe de survie pour les rampants. Il faut dire aussi que le populisme s’accommode mal de la pensée qui le démystifie et lui fait trop facilement ombrage. C’est plus facile de dénigrer les savants que de se mettre à leur niveau.
Tout ceci ne doit pas dédouaner nos intellectuels de leur incontestable échec. Ils n’ont jamais pu, jamais su, imposer la pensée et la réflexion comme l’unique socle sur lequel on peut construire un état moderne. Pas plus qu’on ne peut construire un édifice décent sans une bonne approche de génie et d’architecture. Pire, nos intellectuels ont cette malsaine capacité de se laisser acheter, soudoyer ou berner par nos crapules politiciennes. Nous sommes au pays des intellectuels-bouzen. Chez nous, presque toujours, les voyous ont le dernier mot.
Nos intellectuels souffrent aussi trop souvent d’un mal de reconnaissance. La sanction de l’étranger leur importe plus qu’une réelle popularité dans leur communauté. Ils vont jusqu’à pervertir leur pensée, tomber dans l’exotisme ou le folklorisme, voire rejeter leur identité propre. Ils se complaisent dans le rôle de victimes, sans doute parce que cela les décharge de toute responsabilité vis-à-vis de la nation.
Quoiqu’il en soit et quoi qu’on puisse dire, nous n’irons nulle part sans prendre une direction calculée, pensée et réfléchie. Les intellectuels ne nous sauverons pas sans l’action mais l’action dépouillée d’idéologie ne conduit qu’au chaos. Nous en faisons chaque jour la triste et douloureuse expérience.
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