C’était il y a longtemps, plus de vingt ans, à l’époque où avec quelques amis je me rendais chaque vendredi après-midi à Jacmel pour ne revenir parfois que le lundi matin. J’étais de fait Port-au-Princien pendant la semaine et Jacmélien le week-end. Pour le meilleur. J’aimais suffisamment la tranquillité relative et les plaisirs de cette ville pour me colleter chaque fois sans regrets aux difficultés de la route de Carrefour qui était déjà un enfer.
Je ne m’attarderai pas sur l’accueil chaleureux de la famille X….., notables de la région, qui nous recevait à bras ouverts, faisant montre de cette merveilleuse hospitalité qui n’existe encore qu’en province. Je n’insisterai pas non plus sur la débauche de mets succulents bien arrosés, ni sur l’érotisme des nuits chaudes du bord de mer, sur les merveilles de l’artisanat local. Qu’il me suffise de dire que le clou du séjour était à chaque fois l’excursion du dimanche matin à Ti Mouillage.
C’était bien avant que Préval ne fasse asphalter la route qui mène à Marigot. Sans être extrêmement dangereuse, elle n’en était pas moins pénible. Suffisamment en tout cas pour que la plupart des amateurs de baignades en eau salée ne dépassent pas les plages de Cyvadyer ou de Raymond-les-Bains plus proches de la ville. Il fallait avoir un peu l’esprit d’aventure pour pousser au-delà. Victime de son éloignement, la grande plage de Ti Mouillage était dédaignée et se trouvait alors dans un relatif abandon. J’ose affirmer que le petit groupe de fêtards que nous étions était presque le seul à la fréquenter de manière régulière. C’était une jouissance que d’avoir ce lieu magnifique à nous tout seul. Et nous en prenions soin.
Nous nous étions liés d’amitié avec les gamins de la zone. Moyennant un petit pécule hebdomadaire, ils se chargeaient du nettoyage de l’endroit que nous retrouvions propre à chaque visite. Ils avaient aussi la responsabilité de notre approvisionnement en poissons grillés, langoustes, bananes croustillantes et autres victuailles. Le chef de la bande s’appelait Albert (nom d’emprunt). C’était un grand gaillard d’environ dix-sept ans, mince et d’un noir d’ébène. Il se disait fils de pécheurs et pécheur lui-même à l’occasion. Il était l’ainé du petit groupe, ce à quoi il devait en partie son ascendant. Il avait aussi un tempérament de leader et n’hésitait pas à faire retourner dans les rangs quiconque osait remettre en question son autorité. Les week-ends se succédaient et chaque dimanche, notre équipe citadine vivait en parfaite symbiose avec ces garçons de la campagne.
Un dimanche de mai, quelques temps après la fête patronale, Albert n’apparut pas. C’était assez intriguant. La petite bande était là, un peu désorganisée, comme en panne de chef. L’évènement en soi était assez remarquable pour que je pose quelques questions. Je dus d’abord faire face à un silence un peu gêné, à des sourires embarrassés, à des regards fuyants. Puis la journée passant plus ou moins comme à l’accoutumée, les langues se délièrent.
J’appris que quelques jours auparavant Albert avait eu la chance de tomber sur un “arrivage”. Des trafiquants colombiens avaient largué à même la plage des colis remplis d’une substance blanche qu’apparemment un autre groupe devait récupérer. Pour une raison obscure, ces derniers n’étaient pas au rendez-vous et Albert se retrouva seul en possession du précieux produit. Vous imaginez bien qu’il ne se gêna pas.
Après s’être copieusement servi, il dut tout de même prendre le maquis. Il avait en effet à sa poursuite tout ce que la région comptait d’autorités policières et judiciaires, sans compter les jaloux et bien évidemment nos trafiquants lésés. Inutile de vous dire que tout le monde voulait sa part du gateau et personne n’avait dans l’affaire un quelconque souci de justice. Les jeunes qui me racontaient cela ne cachaient pas leurs regrets d’avoir raté pareille aubaine.
Les jours succédèrent aux jours, les semaines aux semaines et les mois aux mois. Plus d’une année s’écoula. Je pensais ne plus jamais revoir Albert. Mais le temps avait fait son oeuvre; les choses s’étaient tassées. Un dimanche alors que nous étions en plein milieu du repas bien entamé, il fit son apparition. C’était Albert mais ce n’était plus notre Albert. Il avait certes mûri mais ce qui nous frappa le plus ce fut la grosse moto qu’il chevauchait, l’imposante montre assortie de gourmettes à son poignet et la monumentale chaine en or à son cou.
Il nous salua chaleureusement, nous disant qu’il était de passage dans la zone. Il ne crut pas nécessaire de nous donner une quelconque explication et nous n’osâmes rien demander. Il se félicita de nous avoir laissés entre de bonnes mains, se référant aux autres gamins de son groupe. Il nous remercia vivement pour nos bienfaits passés.
Au moment de partir, je pris la peine de le raccompagner jusqu’à son engin. Il me réitéra encore une fois ses remerciements. Réfutant ma modestie, il insista, allant même jusqu’à me prier de ne pas hésiter à faire appel à lui en cas de besoin. Devant mon regard interrogateur, il précisa qu’il n’aurait aucun problème à m’avancer dix ou quinze mille dollars si un jour je me retrouvais dans l’embarras.
Pensif, je regardai partir Albert et sa moto neuve. Pendant qu’il se perdait dans la poussière de la route, je sentis augmenter ma perplexité. Qui étais-je pour me permettre de juger ? J’avais souvent entendu ces histoires de poudre blanche tombée du ciel, nouvelle manne des temps modernes mais jamais je n’avais été confronté aussi près au problème. A sa place qui aurait pu résister ? A quoi cela aurait-il servi puisque de toutes façons quelqu’un s’en serait emparé ? Je ne peux moralement pas excuser Albert parce que j’ai vu de près aussi les dégâts de la drogue. Mais le problème n’est pas aussi simple qu’il parait quand on le regarde de loin. Il trouve ses racines dans la pauvreté, la misère, le laxisme de nos dirigeants, l’absence de repères mais aussi, disons-le, dans l’hypocrisie et la tolérance des États.
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