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L’homme ne vit pas seulement de bananes

Commerce de bananes.

Depuis qu’un obscur entrepreneur agricole s’est lancé dans la course à la présidence, nous vivons à l’ère de la banane. On nous la ressasse, on veut nous la faire avaler sous toutes ses formes, on nous en rabat les oreilles. C’est la banane miraculeuse, censée nous guérir de tous nos maux. Sans vouloir entrer dans le détail de cette entreprise messianique, dont certains disent d’ailleurs qu’elle n’est qu’une vaste opération de relations publiques et de blanchiment, nous allons dans ce papier étudier les inconvénients qu’il y a à mettre tous ses oeufs dans un même panier.

Le plus bel exemple de monoculture que nous ayons, c’est la colonie de Saint Domingue. Pendant près de trois siècles, la France exploite sur l’île d’immenses plantations de canne à sucre, avec l’aide de centaines de milliers d’esclaves. Cette industrie fait de la France le principal producteur mondial de sucre. Elle enrichit les grands planteurs et la Couronne. L’île elle même reste très peu développée, en dehors de ce qui est essentiel à la bonne marche de ce qu’on a appelé le commerce triangulaire. Les plaines sont sauvagement déboisées pour laisser la place aux plantations. Seules les villes côtières pourvues de ports connaissent un certain développement.

Après la révolution et l’indépendance qui suivit, la jeune nation haïtienne se trouve confrontée à de sérieuses difficultés. Pratiquement sous embargo des puissances coloniales, son commerce extérieur est assez perturbé. Les esclaves libérés n’ont aucun intérêt à retourner sur les anciennes habitations pour poursuivre la production. Le commerce du sucre s’effondre pour laisser la place à cette agriculture de quasi subsistance qui perdure encore aujourd’hui.

Ce n’est pas la première fois en Haiti que nous avons un “homme banane”. Au début du 20ème siècle, un homme d’affaires américain James P. McDonald obtint (peut-être frauduleusement) un contrat de concession l’habilitant à établir une ligne de chemin de fer entre Port-au-Prince et le Cap-Haitien. L’une des clauses de ce contrat lui permettait également d’établir des plantations de bananes des deux côtés de la voie. Les conflits continus de sa compagnie et de celle qui lui succéda avec les paysans et l’élite nationaliste haïtienne furent l’une des causes profondes de l’occupation américaine de 1915 qui allait durer presque 20 ans. La banane (variété Gros Michel à l’époque) dura tant que dura la demande. Attaquée par une maladie, cette variété fut remplacée ailleurs par la banane Cavendish et Haiti perdit son avantage, les sols ayant été jugés contaminés. Le chemin de fer dura tant que dura la banane.

Le problème de mettre ses oeufs dans un seul panier ne se pose pas seulement dans le milieu agricole. Pendant les années 70-80, il y eut en Haiti le grand boom de la sous-traitance. Ouverture d’usines et de parcs industriels, création de milliers d’emplois. Haiti devint même le premier fabricant mondial de balles de baseball. S’il est vrai que cela contribua à l’enrichissement de certaines de nos grosses familles bourgeoises, les profits pour le pays furent assez mitigés. Les très bas salaires payés aux ouvriers n’étaient pas suffisants pour contribuer à la création d’une classe moyenne éduquée. Les usines étaient centralisées à Port-au-Prince ce qui, combiné à la fermeture des ports de province, favorisa l’exode rural et l’émergence de grands bidonvilles comme Cité Soleil ou Martissant. Les bénéfices ne furent pas réinvestis dans la production locale. Nos industriels préférèrent placer leur argent ailleurs ou dans l’importation de produits de grande consommation.

Un autre exemple plus récent de tentative de développement autour d’un seul secteur: sous l’administration du président Martelly, l’obsession était au tourisme. On ne jurait que par cela. Le tourisme allait nous enrichir et nous propulser au 7ème ciel. On construisit quelques hôtels, on rénova la Citadelle, réhabilita les aéroports de Port-au-Prince et du Cap. Mais comment décemment développer le tourisme quand après 6h du soir les villes sont dans le noir, quand les hôpitaux ne sont pas en mesure de gérer une crise cardiaque, quand la population vit dans la misère et n’est pas très accueillante ? Nous n’avons pas le monopole des belles plages et des beaux paysages et on peut trouver aussi bien ailleurs, pas loin, pour moins cher et avec moins de soucis.

On nous impose souvent des modèles de développement mais on nous les impose en fonction d’intérêts qui sont rarement les nôtres. Aujourd’hui ça peut être un besoin en bananes ou en main d’oeuvre bon marché. Cela ne dure que tant que nous sommes compétitifs (de leur point de vue). Après on n’a aucun état d’âme pour nous jeter comme une vieille serviette, souvent avec les conséquences négatives. Toute opportunité se doit d’être analysée, non pas seulement en fonction des avantages immédiats, mais dans un cadre plus global, ne serait-ce que pour permettre la mise en place de bonnes mesures d’accompagnement. Et notre priorité doit être, avant même de penser à envoyer des bananes à l’autre bout du monde, de nourrir, soigner et éduquer notre population. Notre bouffe, nos poulets, nos oeufs, viennent de la République Dominicaine. Charité bien ordonnée devrait commencer par soi-même.

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